L’ambidextrie organisationnelle des banques : comment innover pour une entreprise mature ?

En début d'année la FinTech Yolt a annoncé son expansion en Italie et en France, rien de bien nouveau de ce côté là, car beaucoup de néobanques arrivent à s’étendre largement à l’échelle régionale ou nationale. La vraie nouveauté réside dans le fait, que cette FinTech a en réalité été lancée de toutes pièces par ING. La croissance rapide de la jeune pousse (500 000 utilisateurs enregistrés) et son développement sur plusieurs pays ne peuvent que témoigner de la réussite de la démarche. ING aurait-elle donc trouvé la voie pour pouvoir innover de manière efficace ?

L’ambidextrie organisationnelle

Les entreprises matures sont en effet souvent soumises à un dilemme : comment concilier les activités d’exploitation pour satisfaire les besoins des clients existants et les activités d’exploration qui visent à aller à la découverte de nouveaux marchés. L’ambidextrie organisationnelle est ainsi le terme qui désigne « la capacité de l’organisation à être à la fois efficace dans la gestion des demandes actuelles de son activité tout en étant simultanément adaptative aux changements de l’environnement (Raisch et Birkinshaw, 2008)[i] ». Cette gestion schizophrène est d’autant plus complexe dans un monde digital où « l’innovation » devient  souvent l’objectif ultime que l’organisation cherche à atteindre. Or, les deux activités que l'on cherche ainsi à concilier (exploitation et exploration) se distinguent à peu près à tous les niveaux : les ressources et compétences nécessaires, les indicateurs financiers à suivre, les budgets, les méthodes, le management...

Les stratégies de rachat apparaissent alors aux yeux de beaucoup comme les plus évidentes pour pouvoir sortir de cette impasse et lancer rapidement et efficacement des produits et services « innovants » en faisant abstraction des freins internes à l'innovation. Cependant ce ne sont plus les seules approches utilisées : la solution de développer soi-même des structures autonomes séduit de plus en plus les banques. C’est en effet un bon compromis entre l’envie de garder « l’innovation » en interne et la capacité de cette initiative à cohabiter avec la culture d’une entreprise mature, qui par définition chercher à s’y opposer.

Quelques exemples

ING avec le succès de Yolt, prouve l’efficacité de la démarche. La startup britannique (ING n’a pas de présence au Royaume-Uni) lancée par la banque tout juste en 2016 compte déjà 500 000 clients. Elle a été créée en déployant tous les codes de réussite des FinTech : elle intègre déjà grâce aux API des acteurs comme Moneytis pour le transfert d’argent international, et permet l’accès aux comptes de banques comme RBS, Starling Bank et Monzo. Un modèle totalement indépendant lui permet de vivre sa vie, et de gérer son développement stratégique sur les mêmes conditions que les autres néo-banques européennes. Ce n’est cependant pas la seule banque à s’y aventure.

Goldman Sachs a ainsi créé Marcus, une banque de détail construite sur une architecture ouverte. Son objectif est de proposer, à l’instar des néo-banques, une nouvelle expérience client dans les services financiers. Cette nouvelle pousse de Goldman Sachs a été créée en 2016, et a depuis émis 3,5 milliards de dollars de prêts personnels.

Goldman Sachs a mis les moyens pour garantir le succès de cette nouvelle structure en création, notamment en débauchant Darin Cline, un des dirigeants de LendingClub pour prendre la tête de Marcus. La banque américaine a aussi doté sa nouvelle structure de fondations techniques modernes leur permettent de proposer des prêts personnels à taux fixes sans aucune commission, ainsi que des comptes d’épargne rémunérés quatre fois plus que la moyenne du marché[ii]. La démarche est clairement de garantir l’indépendance à Marcus ; reste à savoir pour combien de temps, car on a déjà vu par le passé des initiatives similaires être vite rattrapées par la culture du « gros acteur ». En attendant, l’entreprise américaine, avec ses 700 employés, prévoit de se lancer en Europe (Allemagne et Royaume-Uni).

Arkéa fait même le pari de dépasser le périmètre strict des services bancaires en lançant (toujours avec la même stratégie d’imperméabilité) sa propre FinTech, Max, dont l’objectif est « d’apporter une réponse simple, impartiale et efficace aux besoins de la vie quotidienne des consommateurs, avec une offre qui va bien au-delà des services financiers »[iii]. La plateforme a pour objectif d’agréger une vaste palette de services bancaires, des services de conseil personnalisés ainsi que des services annexes, comme des offres de babysitting ou la recherche d’un hôtel pour les vacances. La banque cherche à totalement recréer une marketplace pluri-services en misant sur un écosystème de startup et FinTech. Elle cherche aussi à garantir l’impartialité en ouvrant complètement la partie conseil de la plateforme à tout types de produits, y compris ceux des concurrents.

Les facteurs clés de succès

Même si la démarche parait simple, sa réussite repose sur la diffusion d'une véritable culture d’innovation au sein de la banque. En effet, mettre en oeuvre cette solution dans une organisation qui ne s’est pas familiarisée avec les modes de fonctionnement des startups et qui n’a pas défini une stratégie claire va s'avérer compliqué.

Voici les écueils qui peuvent, s’ils sont mal anticipés, constituer une menace pour le succès d'une telle initiative (à savoir le lancement d'une structure autonome rattachée à la banque) :

  • Lancer une structure indépendante et ne pas lui laisser la liberté d’action : l'un des atouts des jeunes organisations est leur capacité d'adaptation et leur réactivité. Une approche interventionniste de la part de la " grosse structure " limite souvent cette démarche et par conséquent le développement de la jeune pousse.
  • Lancer un projet et le soutenir avec des fonds importants au départ : le biais est que dans ce genre de cas, la startup connait un afflux de clients artificiellement amenés par la publicité, or lorsque l’investissement de communication s’arrête, la mécanique ne prend plus, car le produit et le business modèles n’ont pas été suffisamment éprouvés au départ.
  • Vouloir des résultats immédiats : il faut accepter la phase de construction du produit et de recherche de business modèles au départ qui peut être longue, incertaine et qui ne rapporte pas de revenus au départ.
  • Lancer des structures autonomes sur les stacks techniques anciennes (ou pire celles da la banque existante) : l'un des atouts des jeunes pousses est l'opportunité qu'elles ont de repartir de zéro et ainsi avoir une efficacité et une souplesse technologique supérieure à celle des grands acteurs matures de l'industrie. Cet atout leur donne la capacité de mieux répondre aux besoins des clients grâce notamment à une rapidité et une réactivité dans les processus, ce qui devient un élément important de différenciation.
  • Ne pas avoir de stratégie : Qu’est ce qu’on vise, un nouveau segment de clientèle, un nouveau service ? Quel horizon ? Quels objectifs ?

Même si ING prouve que sa démarche fonctionne, c’est en réalité le fruit de plusieurs années de travail sur la culture de l’innovation au sein du groupe. Entre autres, Yolt a été lancée au coeur de l’ICEC, le centre d'innovation, dont l'une des missions est de s'assurer que les projets prouvent leur viabilité économique et l’appétence des clients avant de passer à l‘échelle. Un tel dispositif ne peut pas être mis en place dans un grand groupe du jour au lendemain et demande du temps.

"Yolt est une filiale d’ING, qui continue d’y investir. Mais nous fonctionnons comme une entreprise indépendante, avec un management et une infrastructure informatique séparés. »

Les mêmes prérequis sont valables dans le cadre d’un rachat. Tandis qu'Arkéa fait office d’exemplarité notamment dans l’intégration de Leetchi, d’autres ont connu plus de difficultés comme BPCE avec Fidor Bank.

Pour aller plus loin :

Bankless Banking : de nouvelles fondations pour la banque

Chapitre 9, p145 : Elaborer la stratégie

  • Les facteurs de réussite pour la mise en oeuvre de la stratégie multidimensionnelle des banques
  • L'ambidextre organisationnelle des banques

Workshops :

Keynotes :

Références :

[i] Mothe, C. & Brion, S. (2008). Innovation : exploiter ou explorer ?. Revue française de gestion, 187,(7), 101-108. doi:10.3166/rfg.187.101-108.

[ii] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/goldman-sachs-rachete-l-appli-de-gestion-de-budget-clarity-money-775534.html

[iii] http://www.arkea.com/banque/assurance/credit/upload/docs/application/pdf/2017-05/20170529_credit_mutuel_arkea_annonce_la_creation_de_sa_propre_fintech.pdf

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